A la rencontre des nomades

 

Permettez-moi d’évoquer succinctement devant vous l’histoire d'une rencontre mémorable entre deux cultures. A travers elle, en filigrane, ceux qui ont eu l'occasion de lire les œuvres d'Antoine de Saint Exupéry purent apprécier les circonstances qui formèrent l’homme, les vérités qu'il a découvertes dans le désert alors qu’il était responsable de l'aéroplace de Cap Juby, actuellement Tarfaya, face aux îles Canaries. Toutes ces découvertes inscriront des souvenirs que différentes œuvres immortaliseront : Courrier Sud, Terre des Hommes et le Petit Prince bien évidemment, mais aussi, ne l’oublions pas, le chef-d’œuvre inachevé, Citadelle.

       Je vous propose de partir à la découverte de l’ancien territoire du Sahara espagnol, de sa population à l’époque, avant d’aborder brièvement l'histoire de la construction de la ligne aérienne Casablanca-Dakar. Puis nous nous arrêterons sur l’arrivée d’un jeune français de 27 ans dans ce que l’on appelait à l’époque le Rio de Oro, de manière à mieux comprendre toute l'influence du mode de vie, de la pensée, et de la culture des Maures sur sa réflexion et sa philosophie, en particulier l’illustration et la défense d'un humanisme qui entendait résister au culte de l'individualisme et défendre le sens des rites.

Le Sahara espagnol constituait un territoire de 266 000 km2 au nord-ouest de l'Afrique, bordé par l’actuelle province marocaine de Tarfaya au nord, l'Algérie au nord-est, la Mauritanie à l'est et au sud, tandis que sa côte ouest borde les eaux froides de l'Atlantique par ses plages, ses lagunes mais aussi ses falaises. Sur son bord occidental, entre Tan Tan et la Mauritanie, c’était à l’époque une vaste région (la moitié de la superficie de la France métropolitaine), intégralement désertique, s’étendant de l’oued Draa au nord à Nouadhibou (Port-Etienne pour l’Aéropostale à l’époque) au sud, d’environ 1300 km de côtes sur 300 km de profondeur.

            Le sol, constitué de pierrailles et de quelques cordons de dunes, semble n’avoir jamais connu la pluie (entre 50 et 100 mm d’eau/an selon les endroits). Avant 1930, pas un village, aucune route, juste une étendue littorale à l'infini, une chaleur d'étuve et le simoun, gigantesque ventilateur chaud,  qui assèche le moindre espoir de vie.  L'air est parfois rempli de poussière et de sable. Le ciel prend une teinte jaunâtre dès que le simoun se lève.

        Les populations qui vivaient au début du 20e siècle au Sahara espagnol étaient généralement appelées Maures par les Européens.

Jusqu'à la décolonisation, les Sahraouis étaient nomades et l'élevage de dromadaires tenait une place centrale dans leur économie et leurs modes de vie.

Malgré toute leur diversité, les populations qui vivaient sur le territoire de l’ex-Sahara espagnol menaient un genre de vie pratiquement identique, fondé sur le nomadisme chamelier.

La période de décolonisation a vu s’établir la sédentarisation de bon nombre de nomades puis ont surgi du sable des cités blanches autour de Laayoune, fondée en 1938, des pêcheries et, à l’intérieur des terres, à Bou-Craa, l’un des plus importants gisements de phosphate du Monde.

 Cette vaste zone n’était soumise à aucun pouvoir constitué. Elle se trouvait donc dans une véritable situation d’anarchie. Cela était dû principalement au caractère désertique de cette région qui n’était même pas considérée comme un territoire, à l’absence quasi-totale d’oasis et de villes et à la vie constamment nomade de ses populations.

La sécurité imposée par les armées coloniales,  en particulier les pelotons méharis français entraînera une dégradation de la situation sociale et matérielle des nomades. Les esclaves vont être affranchis ; les razzias ne seront plus tolérées.

Si l’on aborde la culture littéraire de la société maure, on constate qu’à l’instar des autres sociétés arabes, elle a produit une multitude de proverbes populaires aux spécificités culturelles particulières. Ces proverbes se caractérisent par leur pertinence et la synthèse qu’ils font de la vie économique, sociale et culturelle au Sahara. Antoine de Saint Exupéry sera très largement influencé par le style de ces formules que l’on peut reconnaître en lisant Citadelle.

La poésie, genre littéraire dominant dans les cultures de langue hassani, aborde sous différentes formes des sujets variés, notamment les questions de condition humaine, les coutumes et traditions. Elle contribue à l'animation de la vie sociale à travers des rencontres familiales ou les soirées de chants et de danses. La poésie berbère, notamment, constitue une forme de l'activité sociale à laquelle presque tous doivent se livrer en certaines circonstances. Car la poésie maure est l'apanage de  tous. Nulle part ailleurs, elle n'est  l'expression aussi exacte des sentiments populaires.

La poésie berbère traduit une vision de l’existence dans toutes les activités de l’homme amazigh : naissance, mariage, moisson, fêtes... La poésie maure est une manifestation symbolique qui lie l'homme, la langue et la culture.

S’il y a enfin un endroit au monde où le conte populaire s’est développé à travers le temps, c’est bien au Sahara. Les contes se caractérisent par la richesse des récits et de l’imaginaire. Ils frôlent parfois l’irréel avec des histoires paranormales où les anges côtoient le diable et où le bien combat le mal. Il arrive que le maître mot du conte s’inspire de l’environnement animalier pour choisir ses héros (serpent, loup, gazelle…), mais aussi que les héros soient complètement imaginaires, inspirés de la vie dans le désert. Cela ne va pas sans rappeler les personnages du Petit Prince.

Mais revenons à l’Histoire de ce territoire. Entre 1795 et 1842, les sultans du Maroc, sûrs de l’adhésion des populations et de leur attachement à l’intégrité territoriale décident d’accorder l’autonomie à certaines régions lointaines. Les populations du Sahara marocain sont alors divisées en une vingtaine de tribus bien individualisées. Mais il est possible de distinguer, dans cette riche diversité ethnologique, deux grandes confédérations, celle des R’Guibat et celle des Teknas.

Les R’Guibat formeraient encore la tribu la plus importante dans l’ouest saharien. Saint Exupéry les évoquera à plusieurs reprises dans Terre des Hommes. Ils constituent un peuple guerrier poète : leur culture est principalement fondée sur la magie du verbe. Le courage, la bravoure et l'hospitalité les caractérisent. L’usage de l’image, de la parabole chez les chefs que Saint Exupéry rencontra influencera, à mon humble avis, le style de  Citadelle.

 Le second grand groupe de tribus vivant dans le Sahara marocain est constitué des Teknas, Berbères sahariens à l’origine. Les Teknas sont majoritaires dans la zone de Cap Juby (Tarfaya). La bande côtière, composée généralement de dunes en cordons et d’un relief calcaire chaotique  était totalement aride. L’humidité de l’air ne convenant pas aux dromadaires, c’était un pôle de répulsion de la vie pastorale, ce qui explique éventuellement l’éloignement des R’Guibat, éleveurs chameliers.

 Le cap Juby fut investi en 1882 par les Anglais. Ils y construisirent un comptoir commercial baptisé Casa del Mar, qui se trouve actuellement dans un état complet de délabrement. Les tribus sahraouies sollicitèrent alors l'intervention du sultan Hassan Ier, qui négocia leur départ, en leur rachetant cette agence commerciale.

En 1884, l'Espagne place ce territoire sous son protectorat avec comme unique argument celui de dire qu’avant leur arrivée, le Sahara était «Terra Nullus», autrement dit « terre de personne ». Elle établit des comptoirs commerciaux et une présence militaire. Les tribus locales luttent alors contre la puissance coloniale avec l'aide du sultan. Cet appui cessera lorsque le sultan sera soumis à un protectorat franco-espagnol en 1912. L’importance de la résistance des populations marocaines, en particulier au Sahara, empêcheront  les autorités espagnoles d’exercer une souveraineté effective sur l’ensemble du territoire saharien  jusqu’en 1934-36.

Le 29 juillet 1916, suite à un accord entre l'Espagne et la France, Francisco Bens, premier gouverneur politico-militaire du Rio de Oro, occupe le territoire de Cap Juby et le rattache au Sahara espagnol, fondé à partir des territoires de Río de Oro et de Saguia el-Hamra. 

          3 postes espagnols existaient: Villa Bens au Cap Juby, Villa Cisneros et  Lagouira, selon la note qu’Antoine de Saint Exupéry rédigea en 1928 pour la direction de l’Aéropostale. L'Espagne y a installé deux fortins, mi pénitenciers, mi garnisons. Ainsi, Cap-Juby (Tarfaya), quadrilatère de parpaings chaulé à la hâte, est construite au bord de la plage à 495 km au sud d'Agadir. 

610 km plus au Sud et c’est Villa Cisneros (Dakhla), fort dérisoire et incertain à l’époque, sur son étroite péninsule, comme un mirage au détour d'une dune.

Dès 1921, la Compagnie Générale d’Entreprises Aéronautiques, dite Compagnie Latécoère transporte le courrier par avion depuis Toulouse jusqu’à Casablanca. Il était logique de prolonger cette ligne jusqu’à Dakar afin de desservir les villes côtières de l’Afrique Occidentale Française. L’existence d’une enclave espagnole entre le Draa et la Mauritanie posait une difficulté diplomatique incontestable. Aussi, du 3 au 22 mai 1923, le capitaine Joseph Roig, en poste au Maroc, fut-il mis en congé spécial pour préparer et réaliser la pénétration du tronçon aérien Casablanca-Dakar.

La portion de ligne entre Agadir et Port-Etienne (Nouadhibou) recélait tous les dangers imaginables : aux brumes liées aux courants littoraux qui empêchaient de voir le relief s’ajoutaient les tempêtes de sable qui, toutes deux, cachaient un adversaire plus redoutable encore : les rebelles nomades, insoumis à l’occupant espagnol, qui percevaient les pilotes comme des sources d’enrichissement en argent et en armes et opéraient par groupes de 100 à 350 fusils.

Joseph Roig prit contact avec les militaires espagnols installés à Cap Juby et Villa Cisneros dans des positions fortifiées dont ils ne sortaient qu'en de très rares occasions. En réalité leur autorité ne dépassait pas leurs fortifications. De plus, ils n’étaient guère enthousiastes devant l’entreprise française qui, en cas de coup dur, parfaitement prévisible vu l'état du matériel aérien de l'époque, leur vaudrait d'énormes ennuis.

A Joseph Roig revient cependant le mérite d'avoir obtenu l’accord des Espagnols et réalisé sans coup férir le défrichage du terrible tronçon du désert.

Dès 1924, la ligne était prolongée jusqu'à Dakar. Un service régulier est ouvert en 1926 entre Casablanca et Dakar, en prolongement de la ligne Toulouse-Rabat. Certaines escales ne disposaient d’aucune infrastructure pour recevoir des appareils et des hommes. Edifier un hangar à avions à Cap Juby représentait un défi logistique et un effort financier bien plus important que de construire une usine en France métropolitaine.

De plus les tribus maures en dissidence causeront bien des difficultés. Elles captureront les aviateurs contraints à un atterrissage forcé sur leur territoire et ne les rendront que contre de fortes rançons. Marcel Reine en 1928, sera rendu contre 4 500 francs de l’époque et Jean Mermoz contre 12 000 francs.

Le 11 novembre 1926, c’est le drame sur la Ligne : A la suite d’une des nombreuses pannes qui émaillent la course du courrier, l’appareil piloté par Léopold Gourp doit atterrir en plein désert, au cœur de la dissidence, entre Cap Juby et Villa Cisneros.

Didier Daurat avait prévu ce type d’incident et obligé les avions à voler de pair, l’un secourant l’autre en cas de problème technique. L’avion d’assistance piloté par Henry Erable  se pose donc tout près afin de récupérer le courrier et perdre le moins de temps possible. La tragédie se noue à cet instant : des coups de feu éclatent, Erable et son mécanicien s’écroulent, tués sur le coup. Gourp, blessé par balle, est retenu en otage par les rebelles  R’Guibat, ainsi que son interprète maure.

Aux émissaires du gouverneur espagnol du Rio de Oro, chargés des négociations en vue du rachat des prisonniers, les ravisseurs demandent une rançon de 5 000 pesetas et  acceptent que soient apportés vivres et médicaments. Ce fait inquiète les Français car il sous-entend que Gourp est dans un état très grave, car, si les rebelles entendent soigner le pilote, c’est parce qu’ils savent qu’un otage mort perd toute valeur. En fait, Léopold Gourp, dans la fuite des R’Guibat, a été transporté, attaché et ensanglanté, à dos de chameau durant quinze jours. Agonisant, il sera abandonné dans le désert par les rebelles. Repéré puis récupéré  par les avions de Cap Juby, il rendra l’âme dix jours plus tard à l’hôpital de Casablanca, rongé par la gangrène.

C’est dans ce contexte dramatique que Saint Exupéry va découvrir l’Aéropostale.

De l'enfance et de l'adolescence d’Antoine de Saint Exupéry, il est possible de retirer quelques faits qui permettraient d'étayer la thèse d'une prédestination au désert : le goût du silence et de la méditation, la faculté d'Antoine d'accéder au rêve ou à la contemplation. Toujours est-il qu’en 1921, alors au service militaire, il arrive à Rabat comme élève-officier et découvre le Maroc, fasciné déjà par la lumière du désert et la ville arabe.

Cinq ans plus tard, embauché le 11 octobre 1926 à la société d'aviation Latécoère, Antoine assure dès janvier 27 le transport du courrier de Toulouse à Casablanca, puis de Casablanca à Dakar. Après une année passée au service du courrier, Saint Exupéry est nommé responsable de l'aéroplace à Cap Juby le 19 octobre 1927pour assurer l’escale des avions de la Ligne et veiller aux bons rapports avec la garnison du fort espagnol qui assure tant bien que mal la sécurité dans cette contrée que les rebelles rendent peu sûre.

Antoine va y demeurer 18 mois, dans cette contrée désertique en pleine effervescence avec les raids des nomades Maures.

Ce départ pour Juby lui a été imposé mais Antoine ne s’y est guère opposé, tout d’abord parce qu’on ne refuse pas un ordre de Didier Daurat. Mais il y a d’autres raisons à cette acceptation : Toute la vie de Saint Exupéry sera écartelée entre le souvenir et l’absence, la fuite et le retour, la tentation nomade de l’aventurier contre l’enlisement sédentaire de l’employé de bureau, en accordant à la première une préférence de plus en plus accrue au fil des ans. Partir aussi pour oublier Louise de Vilmorin, la « fiancée pour rire » qui l’a éconduit ; mais surtout, partir pour mieux se souvenir des visages et des lieux de l’enfance. Partir pour mieux revenir mais revenir dans l’espoir du départ.

S’élever dans le ciel pour se sentir élément du cosmos et contempler les miracles de la présence humaine, de la tendresse de la maison ; atterrir pour retrouver les amis mais aussi l’inaction et la médiocrité des bureaucrates et des gigolos. S’isoler enfin pour mieux se retrouver car, comme l’a écrit Théodore Monod : « Le désert rappelle le voyageur à la modestie. »

A Juby, l’équipe française dispose d’un baraquement pour tout refuge. L’eau douce et les provisions n’arrivent qu’une fois par mois. Saint Exupéry écrira à sa mère : « Quelle vie de moine je mène ! Dans le coin le plus perdu de toute l’Afrique, en plein Sahara espagnol. Un fort sur la plage, notre baraque qui s’y adosse et plus rien pendant des centaines et des centaines de kilomètres.[…] C’est un dépouillement total. Un lit fait d’une planche et d’une paillasse maigre, une cuvette, un pot à eau. […] Les avions passent tous les huit jours. Entre eux c’est trois jours de silence.»

A Juby, Saint Exupéry apprendra le silence ; celui qui règne entre les escales, celui de l’attente d’un avion en retard, mais aussi celui de la solitude du responsable. Ce silence, il l’apprendra aussi des chefs maures qu’il visitera.

Car de  nombreuses tribus interviennent lors du séjour de Saint Exupéry à Juby. Certaines ont été pacifiées et participent aux missions de traduction ou de sauvetage ; d’autres restent très dangereuses, prêtes à intervenir pour dérober le courrier, exercer des violences et faire prisonniers le pilote et son mécanicien dans la perspective d’obtenir une rançon. Saint Exupéry est fasciné par ces tribus fidèles à leur liberté, leurs chefs fiers et parfois cruels.

Jean-René Lefebvre, qui fut chef-mécanicien à Villa-Cisneros (Dakhla), témoignera : « Lorsque Saint Exupéry fut affecté comme chef d’aéroplace à Cap Juby, son plus grand passe-temps, en dehors de ses obligations professionnelles très nombreuses, était de rechercher, d’étudier tout ce qui était intéressant sur la vie et les coutumes des Maures sédentaires ou nomades

Saint Exupéry écrira à sa mère : « Je donne du chocolat chaque jour à une nichée de petits Arabes malins et charmants. […] Le marabout vient tous les jours me donner une leçon d’arabe. J’apprends à écrire. […] J’offre des thés mondains à des chefs maures. Et ils m’invitent à leur tour à prendre le thé sous leur tente à deux kilomètres en dissidence, où jamais aucun Espagnol n’est encore allé. Et j’irai plus loin. Et je ne risquerai rien parce que l’on commence à me connaître.[…]  C’est mon rôle ici d’apprivoiser. »

 Le plus significatif de la personnalité de Saint Exupéry apparaît dans une autre lettre, envoyée à son plus vieil ami, Charles Sallès: « Parce que je ne puis pas m’imaginer que d’un contact humain ne naisse pas une compréhension ; que cela seul m’a passionné toute ma vie […]. Je pense qu’il y a une certaine façon de se présenter sur le même plan. Et que si l’on ne comprend pas les autres races, c’est que l’on apporte son vocabulaire et ses catégories de sentiment. Et non une attention humble. »

 

L’une des réussites de Saint Exupéry fut de traiter habilement avec les diverses communautés présentes, dans la compréhension mais aussi le respect de la force et de la détermination. Jouer les diplomates auprès des occupants espagnols  du fort de Cap Juby ; savoir négocier avec les Maures la libération de pilotes tombés en panne, Antoine de Saint Exupéry réussit tout cela à 27 ans. Il ne repoussera personne, réussissant par le dialogue et la persuasion à obtenir autant le concours des Espagnols dans certains cas que celui des Maures dans d’autres. Sa connaissance de la langue et ses tours de prestidigitation et d’hypnose, appris au service militaire,  lui assurèrent des amitiés, des soutiens et des négociations réussies. Didier Daurat l’attestera : « Saint Exupéry entre en relation avec les chefs maures, il les reçoit, et bientôt de fréquentes et longues visites à l’orientale se déroulent. Il a gagné son admission dans l’intimité de la famille indigène. Cependant les chefs restent soupçonneux, il faut les gagner à la cause de la civilisation. Saint Exupéry perçoit alors le sens de la mission humaine, du miracle possible, qui est de rapprocher les hommes, de les faire se comprendre et s’aimer.»

Écrit dans la solitude de Cap Juby, Courrier Sud est, à travers l’histoire d’un échec amoureux,  un roman nostalgique dans lequel l’auteur parle de son expérience de pilote, de la découverte de la durée au Sahara, de la distance aussi: « Le temps y devenait trop large pour le rythme de notre vie. […] Ici, nous comptons en semaines ».

Une présence continue hante le Sahara de Courrier Sud, apportant à l’imaginaire son lot d’indicible : « La dissidence ajoutait au désert […] le fort espagnol de Cap Juby, perdu en dissidence, se gardait ainsi contre des menaces qui ne montraient point leur visage.»

Mais le plus souvent, c’est l’existence humaine, quand elle est elle-même un élément du désert, qui enchante celui-ci, lui donnant consistance et sens :

« Dans le cri de la sentinelle toutes les voix du désert retentissent. Le désert n’est plus une maison vide : une caravane maure aimante la nuit […] Le monde n’est plus le même. Il redevient somptueux, ce désert. Un rezzou en marche quelque part […] fait sa divinité. »

Déjà, dans Courrier Sud, les mots de Saint Exupéry retentissent dans notre esprit bien longtemps après leur lecture. Le texte nous travaille sans relâche depuis sa lecture, envahit nos espaces de réflexion, parce que ses mots, ses images créent un mouvement de fond dans notre propre pensée.

Lorsqu’en 1938, à la suite d’un terrible accident au décollage au Guatemala, Saint Exupéry est hospitalisé aux États-Unis, il y rédige un texte adaptant de nombreux articles écrits dans les années précédentes et des souvenirs personnels nourris de réflexions, texte qui aboutira à la publication de Terre des Hommes.

Avec Terre des Hommes, des figures du désert s’imposent, pourtant rares et précieuses, qu’il s’agisse de chefs influents ou d’esclaves. Le lecteur les perçoit comme des silhouettes surgies autant du fond de l’immensité que du fond des temps. Survient à l’horizon un point sombre et immobile, et avec lui tout un monde surgit : celui de la caravane, de la noblesse guerrière, de la piste chamelière. Saint Exupéry célèbre alors la rencontre avec l’homme, avec la vie que l’on cherche à travers le sable et les vents, les oasis et les puits. Il tracera le  portrait de maures écrasés de solitude, fatigués des combats et des razzias aux maigres butins. Certains ont fini par se soumettre et parmi eux, surmontant leur peur, quelques-uns accepteront de monter dans les avions pour découvrir, après quelques heures de vol, les arbres, les roses, les cascades qui ne tarissent jamais.

Saint Exupéry rencontre alors des hommes qui, vieillissant, méditent, se découvrent, par les aléas de l’Histoire, parjures ou assassins, amis à la recherche de leur vérité.

Je vous lis un extrait de Terre des Hommes : « Nous étions là-bas en contact avec les Maures insoumis. Ils émergeaient du fond des territoires que nous franchissions dans nos vols ; ils se hasardaient aux fortins de Juby ou de Cisneros pour y faire l’achat de pains de sucre ou de thé, puis ils se renfonçaient dans leur mystère. Et nous tentions, à leur passage, d’apprivoiser quelques-uns d’entre eux.

Quand il s’agissait de chefs influents, nous les chargions parfois à bord, d’accord avec la direction des lignes, afin de leur montrer le monde. Il s’agissait d’éteindre leur orgueil, car c’était par mépris, plus encore que par haine, qu’ils assassinaient les prisonniers. S’ils nous croisaient aux abords des fortins, ils ne nous injuriaient même pas. Ils se détournaient de nous et crachaient. Et cet orgueil, ils le tiraient de l’illusion de leur puissance. […] Nous les promenions donc, et il se fit que trois d’entre eux visitèrent ainsi cette France inconnue. Ils étaient de la race de ceux qui, m’ayant une fois accompagné au Sénégal, pleurèrent de découvrir des arbres.

Quand je les retrouvai sous leurs tentes, ils célébraient les music-halls, où les femmes nues dansent parmi les fleurs. Voici des hommes qui n’avaient jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une rose, qui connaissaient, par le Coran seul, l’existence de jardin où coulent des ruisseaux […]. Ce paradis et ses belles captives, on le gagne par la mort amère sur le sable, d’un coup de fusil d’infidèle, après trente années de misère. Mais Dieu les trompe, puisqu’il n’exige des Français, auxquels sont accordés tous ces trésors, ni la rançon de la soif ni celle de la mort. Et c’est pourquoi ils rêvent, maintenant, les vieux chefs. Et c’est pourquoi, considérant le Sahara qui s’étend, désert, autour de leur tente, et jusqu’à la mort leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux confidences.

-                    Tu sais... le Dieu des Français... Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures ! 

Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade […] qui grondait :

- Goûtez, leur a-t-il dit.

Et c’était de l’eau douce. L’eau ! Combien faut-il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche […] L’eau ! A Cap Juby, à Cisneros, à Port-Etienne, les petits de Maures ne quêtent pas l’argent, mais une boîte de conserves en main, ils quêtent l’eau […].

Et cette eau, si avare, dont il n’était pas tombé une goutte à Port-Etienne, depuis dix ans, grondait là-bas, comme si, d’une citerne crevée, se répandaient les provisions du monde.

- Repartons, leur disait leur guide.

Mais ils ne bougeaient pas :

- Laisse-nous encore...

Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes. Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. […] [Les] trois Maures demeuraient immobiles.

- Que verrez-vous de plus ? Venez...

- Il faut attendre.

- Attendre quoi ?

- La fin.

Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. […]

- Mais cette eau coule depuis mille ans !...

Aussi ce soir n’insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon, l’on doute de Dieu...

- Le Dieu des Français, vois-tu... »

 Avec Terre des Hommes, Saint Exupéry trahit, son rêve ardent de replacer l’homme dans le cosmos, de définir de manière plus vaste son rôle et sa vocation. Il semble bien qu’au contact du désert et des Maures qu’il a écoutés, il a pris conscience que l’humanité n’est pas une entreprise égoïste et fermée sur elle-même, vouée à une domination brutale et indifférente de la nature, mais au contraire l’accomplissement  d’une sorte de miracle qui donne sens à l’univers.

Ne peut on penser que le Petit Prince, le petit garçon merveilleux rencontré dans le désert et qui vient des étoiles, est le symbole du miracle, de l’étincelle merveilleuse de la vie ?

L’amour du groupe, de la communauté des hommes, notre pouvoir de donner un sens à l’univers, constituent la réponse d’Antoine de Saint Exupéry à sa phobie d’un monde dénudé, d’une nature stérile, en lui opposant sans cesse, le spectacle de la vie dans ce qu’elle développe de plus exaltant. Ainsi, au cœur du Sahara, le pilote rencontre le Petit Prince ; sur un plateau saharien précédemment vierge de tout passage et recouvert de débris de météorites, véritable «pluviomètre à étoiles», le songe du pilote constitue la preuve du miracle de la présence humaine porteuse de vie.

C’est par cette prise de conscience du désert que Saint Exupéry rend compte de l’impérieuse nécessité de refonder une certaine harmonie entre l’homme et les éléments qui permettent son existence.

Antoine de Saint Exupéry s’est avéré être, à l’instar des  Maures qu’il a rencontrés, un merveilleux conteur. Derrière l’art de conter, il y a la croyance attribuée en la réalité simple de la parole, effet d’un pacte initial et implicite entre le narrateur et l’auditeur, bien plus que d’une rencontre successive d’éléments merveilleux. Le pacte conclu, ces éléments ont, au contraire, la qualité d’apparaître comme naturels, tels la rencontre entre le Petit Prince et le renard, et leur capacité à converser ensemble.

Le Petit Prince est un condensé d’images tant verbales que graphiques où se dégage toute une symbolique qui résume l’œuvre antérieure de l’écrivain aviateur. Il fait sans cesse appel à l’imagination, ou plutôt à ce qu’il reste de l’imaginaire enfantin  du lecteur. Il lui prête à croire qu’il est face à un récit à clefs où les apparences sont trompeuses. N’y aurait-il pas, dans le rapport du pilote à l’enfant, dans ce cadre désertique rappelant sans cesse la précarité de la vie et la nécessité d’aller à l’essentiel, la volonté de faire appel, alors que Saint Exupéry traverse sans doute le plus grand désert qu’il ait jamais connu – son exil aux États-Unis de 1941 à 1943 – l’enfance lointaine qu’il craint de perdre définitivement ?

Car, comme il l’écrira dans Citadelle : « Seul compte, pour l’homme, le sens des choses […] Car on ne meurt pas pour des moutons, ni pour des chèvres ni pour des demeures ni pour des montagnes. […] Mais on meurt pour sauver l’invisible nœud qui les noue et les change en domaine, en empire, en visage reconnaissable et familier. Contre cette unité l’on s’échange car on la bâtit aussi quand on meurt. » Et cette notion d’échange est absolument fondamentale dans la culture maure qu’il a rencontrée.

Les métaphores de Citadelle, les paraboles, toutes les images héritées de la culture saharienne, rappelleront les valeurs déjà présentes dans Le Petit Prince : l’importance des liens et de la marche vers ce qui nourrira la vie spirituelle, donnera un sens à notre existence, nous accomplira.
    Le Caïd de Citadelle répète, évoquant ses sujets : « Je les enfermerai dans le silence de mon amour. » : le silence, tout comme dans Citadelle,  indique la profondeur de la responsabilité qui revient au chef de prendre en charge la croissance de l’homme. L’homme, c’est celui du désert, celui qui marche et qui trouve le sens dans la perspective de l’oasis. Encore faut-il que l’oasis demeure toujours et seulement une perspective. Car cette croissance ne peut se réaliser dans l’occupation de l’oasis, où les hommes tendent à devenir des sédentaires du cœur.

CONCLUSION


    L’évolution de l’œuvre d’Antoine de Saint Exupéry traduit avant tout celle de sa personnalité et de sa pensée, dans une recherche de plus en plus manifeste d’un langage efficace. S’il arrive à concilier reportages d’aventures et méditations, en particulier dans Terre des Hommes, c’est parce que les moyens stylistiques doivent beaucoup à ce qu’il a appris de la pensée et de la poétique des Maures rencontrés, faisant de l’isolement désertique mais aussi des précieuses rencontres que son expérience africaine lui a offertes une situation propice à la fertilité philosophique, spirituelle, voire métaphysique. Chez cet écrivain, la quête de l’eau dans le désert renvoie à la recherche éperdue de l’homme contemporain : celle du sens profond des choses et des valeurs perdues selon lui; entre autres celles de l’enfance. Évoluant de Terre des Hommes au Petit Prince, cette quête gagne en profondeur et en spiritualité.
    Progressivement, les valeurs apportées aux images issues de cette expérience donnent à l’écriture exupérienne une dimension symbolique qui témoigne d’une aventure spirituelle.
    A travers les Maures que l’écrivain a croisés lorsqu’il fut chef d’aéroplace à Cap Juby, coincé entre le désert et l’Océan, c’est le monde dans sa diversité, c’est la notion même de culture qui ont pris place dans la pensée de Saint Exupéry, renforçant déjà les prémonitions du pilote débutant à Toulouse: « Et je devinais déjà qu’un spectacle n’a point de sens, sinon à travers une culture, une civilisation, un métier. »
    Ainsi, si c’est bien l’homme qui donne sens au monde, et c’est à ce titre que l’humanisme de Saint Exupéry prend toute son ampleur, ce sens ne peut prendre consistance sans une expérience sensible qui, elle seule, nourrit notre imaginaire, et ce jusqu’à la spiritualité. Partant d’une vision du monde qui nourrit son imaginaire, Antoine de Saint Exupéry efface progressivement le sensible, le transforme en symbole et vise ainsi au message universel qui fait encore le succès éditorial du Petit Prince, message qu’il répète dans Citadelle quand il écrit : « Ah ! Ma solitude m’est sensible quand le désert n’a point de repas à m’offrir. Que ferais-je du sable s’il n’est point d’oasis inaccessible qui le parfume ? »

 

 Thierry SPAS

 Président d'Artois - Saint Exupéry

Conférence à Paris du 9 avril 2014

 

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